les rayons de la supérette finissent toujours tous par se ressembler. leur contenu se mélange, les étalages se confondent dans le flou artistique qu’est devenu ton esprit. la gauche flirte avec la droite, tu te perds dans le labyrinthe d’aliments, ta canne dans la main, tes écouteurs visés dans tes oreilles. t’attrapes un paquet de pâtes ici, un pot de nutella là. l’éclairage morbide du magasin glisse désagréablement sur ta peau, te donne des allures de goule en perdition. autour de toi, les gens sont pressés. ils se perdent dans un tango endiablé. toi t’es au ralenti, tes doigts tapotent frénétiquement ta cuisse, un rythme endiablé, dégoulinant d'impatience. tu termines par le rayon des surgelés. t’attrapes quelques pizzas au vol et un sachet de brocolis, juste de quoi te donner bonne conscience avant de te diriger vers le sud. les bips des caisses enregistreuses finissent de tuer les restes de bonne humeur qui habitent ton corps. t’hésites un moment avant de t’engager dans la queue de gauche. de toute façon, celle de droite finira par être plus rapide. c’est scientifique, tu te fais toujours niquer. tu relèves la tête et là, tu te figes sur place. et ta dignité, elle, se fait la malle. parce qu’à quelques centimètres de toi, c’est lui. le mec sur lequel t’as bavé pendant toute une soirée. littéralement. lui. le frère d’elie. tu baisses rapidement le regard, veine tentative de camouflage. tu gères, ça va aller. il a rien vu, rien entendu. un gosse crie à ta droite, ton corps suit le son maladroitement, ta canne griffe le sol, ton panier bascule en avant et effleure la jambe du brun. merde. la file, elle, semble figée dans le temps.

tu ne contrôles plus ton corps, tes muscles bougent sans ton accord. en quelques secondes, tu perds le nord. tu relèves la tête rapidement. tes yeux rencontrent les siens. il ne dit rien. tu ne dis rien. les secondes s’écoulent et avec elles tu retrouves une respiration un tant soit peu calme. il t’a pas reconnu, il- « ah mais c'est monsieur aux mains baladeuses ! décidément je vais finir par croire que tu me suis. » et merde. tu détournes la tête, à ta gauche la file se met en marche. la vôtre, toujours rien. évidemment. la mâchoire serrée, tu tentes un sourire qui sonne atrocement faux. « ouais, ah, tu m’as grillé ». tu sais pas quoi dire, tu sais pas quoi faire, tes pizzas sont toujours par terre. il finit par se pencher et tu l’observes bêtement avant de comprendre ce qu’il est en train de faire. ça te tire momentanément de ta transe, tu te mets aussi en mouvement. il te tend la boite et tu l’attrapes les lèvres tendues. tu lui souffles un léger « merci » tout en tentant de déterrer une excuse valable de ton cerveau fatigué. il te faut une feinte pour t’échapper de cette situation gênante au possible mais t’es pas assez rapide, il dit « désolé que t'es dû l'apprendre comme ça » et tu dois te faire violence pour ne pas t’échapper de la supérette à cloche pied. le pot de nutella est toujours à tes pieds. tu pensais qu’il allait éviter d’en parler, toi, c’est ce que tu comptais faire mais visiblement, c’est pas ce qu’il va se passer. ta main vient se caler dans ton cou, t’as trop chaud, y’a pas le clim dans ce taudis ? « au fond c’est pas plus mal, j’pense pas qu’il me l’aurait avoué de lui-même.. » en vérité, t’en sais rien, parce que tu lui as pas posé la question. t’étais trop occupé à l’attaquer que pour tenter de comprendre sa situation. t’es vraiment trop con. « écoute, j'suis désolé pour tes chaussures... et ton t-shirt...» tu fais référence à cette nuit où tu l'as rencontré pour la première fois, celle ou t'as redécoré ses fringues d'un mélange spaghetti bolo après l'avoir littéralement harcelé pendant toute la soirée. ouais, c'est pas ta plus grande fierté.

« pour ce que ça vaut, il était vraiment mal à l'idée de te mentir » tu hoches la tête distraitement tout en ramassant le pot de nutella qui gît à tes pieds. t’as besoin de t’occuper les mains, tu tiens pas en place. ta poigne se ressert sur ta canne. tu te pinces les lèvres, « ouais », tout ce que tu trouves à lui répondre. t’es pas vraiment convaincu par ses mots mais tu te retiens de lui livrer tes états d’âme. c'est pas le moment, ni l'instant. c'est pas la personne non plus, après tout, il est le frère d'elie, y'a de grandes chances qu'il lui répète toute votre conversation à la seconde où tu disparaîtras de son champ de vision. alors tu te tais, tu ne prends aucun risque. la file avance de quelques mètres, vous suivez le mouvement. et puis tu tentes de t’excuser pour ton comportement déplacé et il en rajoute une couche, « t'as oublié mon pantalon aussi ! sans déconner j'sais pas ce que t'avais bouffé juste avant mais impossible de le faire partir. j'ai fini par tout jeter », il rigole et tu grimaces, t’as vraiment merdé cette nuit-là. « s'il y a quoi que ce soit que j'puisse faire pour me faire pardonner, hésite pas, j’peux- » ton regard se pose sur le pot de nutella, « t’offrir ça ? » un léger sourire se dessine sur tes lèvres. c’est mieux que rien. « ecoute, si tu gardes pour toi nos petits échanges explicites cette nuit là en boîte, je dis qu'on est quitte qu'en penses-tu ? je préférerai qu'elie ne l'apprenne pas. la situation est déjà suffisamment compliquée entre vous j'imagine.. pas besoin d'en rajouter une couche », tu hoches déjà la tête avant qu’il ait terminé de parler. t’es complètement d’accord pour enterrer ta connerie avec toi dans ta tombe. « deal », tu lui fais un léger signe de tête, histoire de sceller la chose en bonne et due forme. la file rétrécit encore de quelques mètres, il reste plus que le vieillard agacé devant ismaël. tu te sens légèrement mieux. « juste par curiosité, il t'a dit quoi sur moi ? » oh et puis merde. tu veux savoir.

« mec, t'essayes de m'acheter avec un pot de nutella ? » ton sourcil se soulève en harmonie avec la commissure de tes lèvres. « tu sais comment parler à mon estomac » si ça peut l'aider à oublier les spaghettis bolo, tu lui offres volontiers ton nutella. « technique digne du mi6 ». tu souris furtivement avant de balancer les banalités par la fenêtre. tu craques, tu demandes l’inévitable. ça devait arriver, c'était incontournable. elie. tu lis l’hésitation sur son visage. tu regrettes directement. t’as été con, t’aurais jamais dû demander. tu t’apprêtes à trouver une diversion, n'importe quoi, quand il te répond, presque contre sa volonté, « qu'il se sentait bien en te parlant et qu'il ne voulait pas que ça s'arrête... c'est en gros ce qu'il m'a fait comprendre » t’as pas le temps de répondre, tu te noies dans tes pensées alors qu’il s’attarde à la caisse. quand c’est ton tour, tu répètes ses gestes mécaniquement, tout en lui lançant un simple, « c’était y’a longtemps ?… » la caissière vous observe. son regard s’attarde outrageusement sur la silhouette d'ismaël mais t’es trop perdu dans ton brouillard intérieur que pour le remarquer. tu paies, attrapes le sac en plastique contenant tes achats à la volée. « tu sais quoi ? laisse tomber, oublie » tes mots ont un arrière-goût de finalité. tu lui tends le pot de nutella, pensant arriver à la fin de votre rencontre. à ta surprise, il te demande, « vous comptez vous revoir ? ». tes traits baignent dans la confusion. il s'éloigne vers la sortie, tu lui emboîtes le pas. tu hausses les épaules. « ça dépend de lui » t’en restes là. flou au possible. t'as merdé. une fois sur le parking du magasin, tu tends le cou, perché sur la pointe des pieds, à la recherche de ton bus. personne à l’arrêt. personne. tu fronces les sourcils. et puis tu réalises. merde. changement d’horaire. on est jeudi. tu souffles entre tes dents, « putain, merde » t'analyses la situation, ton regard se pose sur ismaël. tu fermes les yeux un instant avant de demander, « t'habites dans le coin ? » tu te rends pas directement compte que ta phrase est sujette à un bon gros quiproquo. tu cherches seulement un moyen de rentrer chez toi. l'innocence.