Morgan zone. En fait, il n’erre pas sans but mais c’est l’air qu’il veut se donner pour paraître inoffensif et qu’on ne pense pas qu’il a quelques choses à se reprocher, à savoir quelques grammes de poudre blanche dans les poches. Sa moto est parquée non loin et de temps en temps, il y jette un coup d’œil pour s’assurer qu’Ingrid – tel est son prénom – est encore là et qu’un ivrogne n’a pas pissé dessus, ce qui le mettrait dans une colère noire. Accoudé au bar, un verre de whisky presque vide dans les mains, il observe tout autour de lui. Il a déjà fait quelques ventes et a obtenu quelques billets qui seront vite lapidés pour sa propre consommation et pour une petite réparation sur Ingrid. Il faut qu’il songe à garder un billet pour aller fleurir la tombe d’Effie car cela fait bien des années que ses parents n’en ont plus le courage ni la force, bien que n’ayant pas fait leur deuil, comme leur fils. Quoi qu’au fond, il n’en sait rien : Morgan n’a pas vu ses parents depuis six ans. A ces pensées obscures, ses démons, Morgan avale d’une traite la fin de son verre et dépose un billet avant de s’en aller. C’est fini pour lui, pour la soirée. Il n’a plus la tête à vendre de la dope à des gosses de riches ou des couillons sans avenir, comme lui. Il ajuste sa veste en cuir sur ses épaules et ouvre à la volée la porte du pub. Il entend des voix, une conversation mais il n’y prête pas plus attention et se dirige vers Ingrid. Alors que Morgan s’apprête à la monter, il fronce les sourcils et tends l’oreille. Non, la conversation qui se tient à quelques mètres de lui n’a rien d’amicale : elle est foncièrement libidineuse et visiblement, une voix féminine proteste. Il se résigne à monter sur sa moto et s’approche d’un duo. Un homme, d’une vingtaine d’années ainsi qu’une jeune femme, rousse, à la chevelure flamboyante, avec le menton haut et fière allure. « J’peux déranger ? » lance Morgan en faisant un mouvement du menton vers l’homme. « Parce que j’crois que la p’tite demoiselle, elle a juste pas envie de goûter à ta queue. Réessaie avec les femmes quand t’auras trois poils sur le menton, ok ? »

Je défends la jeune femme et cela semble dissuader le pseudo-agresseur de s’enfoncer dans le ridicule de sa propre situation : il n’arrivera jamais, avec cette tronche, à draguer une femme comme celle qui se tient devant nous. Elle a grande allure, certainement trop celle d’une grande dame alors qu’elle n’est certainement qu’une gamine et elle respire le fric à vue de nez, ce qui n’est pas son cas ni le mien d’ailleurs. Ni celui de toutes les personnes qui fréquentent ce pub, en général. Le mec décampe, me laissant seule avec une rouquine qui me remercie à demi-mots. Un merci serait mieux passer qu’un je-suppose-je-dois-te-remercier. Cela lui arrache-t-il la gueule de dire merci, tout simplement ? « Mieux continuer ? », je répète en arquant un sourcil. Puis, un rire sarcastique s’échappe de mes lèvres alors que je repousse mes cheveux blonds en arrière, en me disant qu’il faut réellement que j’aille faire un crochet chez le coiffeur, incessamment sous peu avant que cela ne devienne une véritable jungle. « Désolé ce n’est pas mon délire, Paris Hilton », je rétorque avec dédain en l’observant de haut en bas, perchée sur ses talons. Elle a tout des gamines friquées qui viennent me réclamer de la dope juste pour avoir un p’tit orgasme ou ce qui s’en approche le plus, en fait, parce qu’elles ne savent plus dans quoi claquer leur thune. « Ca arrive que les gens aident sans demander un retour », je réplique.

Elle semble offensée par ma réflexion mais je n’y peux rien : je suis d’une franchise déconcertante. Je n’ai aucun filtre : ce que je pense, je le dis et cela, avant de réfléchir pour la plupart du temps. C’est pareil lorsque je suis énervé : en général, je frappe avant de discutailler avec la personne qui me cherche des noises. « Faut pas », je réponds quand elle parle de le prendre pour un compliment mais un léger rire s’échappe de ma bouche pour lui montrer que je plaisante. Je ne suis ni méprisant ni dédaigneux à ce point. Mon regard suit le sien sur ma moto, ma belle Ingrid, la seule femme à qui j’ai promis la fidélité, en quelque sorte alors qu’elle me demande de quelle année elle date et me parle d’un frère motard. Une femme qui parle moto ? Elle n’est peut-être pas aussi fade que ça, tout compte fait. « 2012 », je réponds instinctivement. Je connais tout de ma moto puisque j’ai longuement bricolé dessus. J’y passe le plus clair de mon temps et les trois quart de mon argent passe dedans également pour la brider et la chouchouter. « Je peux t’amener faire un tour, si tu veux », je propose alors que la rouquine, elle, suggère un verre. Je crois comprendre qu’elle travaille dans ce pub même si ce soir, je n’ai pas prêté attention aux employés et aux serveurs. J’ai toujours un casque de secours en plus du mien. Sait-on jamais. « Promis, j’te drague pas comme l’autre abruti », je lance avec un air narquois. « Morgan », je me présente, m’attendant à avoir un pouffement de rire, comme chaque fois que j’annonce mon prénom.

« C’est un prénom comme un autre », je réponds en haussant des épaules. Je sors un casque du top case de ma moto et lui tends. Je ferme ma veste en cuir pour mieux lutter face au vent alors qu’elle me dit de ne pas lui dire que son prénom lui va bien. Tout ça, je n’y crois pas. Pour moi, un prénom ne peut pas bien aller à quelqu’un : on ne le choisit pas, ce sont nos parents qui le font et bien avant de connaître nos personnalités et notre caractère. Peut-être mes parents ne m’auraient-ils pas donnés un prénom aussi féminin et élégant que Morgan s’ils avaient su ? Je me demande pourquoi je pense à eux alors que depuis plus de quinze ans, je n’existe plus à leurs yeux et je dois certainement m’appeler Regrets. « Pas de copine, pas d’emmerdes ». Mon crédo de vie, mon hymne. Pas de relation sérieuse, jamais. Comme dit le proverbe, l’attachement est une absurdité, une incitation à la douleur. Je préfère largement les relations éphémères d’une nuit ou deux. Pas d’obligation, pas de restriction : juste du plaisir bien que beaucoup de femmes n’apprécient pas la façon dont je fuis ou dont je les jette au petit matin. Je monte sur Ingrid et défais la cale. Je stabilise la deux roues en posant pieds au sol tout en la faisant vombrir, un bruit dont je raffole mais qui rend dingue mes voisins. « Allez ! » , je m’exclame pour inciter ladite Cara à monter sur mon engin. Aussitôt, alors qu’elle ne sait même pas accrocher à l’arrière ou bien à moi, je démarre au quart de tour, à même le trottoir mais rejoins bien entendu rapidement la route au premier bâteau de trottoir qui croise mon chemin.