Kelly, il avait jamais trop aimé ça, les réunions de famille. Déjà, parce que pour le cas tout particulier des Oswalds, elles n’étaient jamais complètes. Il y a bien longtemps que leurs parents n’étaient plus conviés à rien. Ensuite, parce que depuis le décès de l’aîné, elles n’avaient plus aucun sens. Les Oswalds n’avaient jamais été vraiment unis. Chacun traçait sa route de son côté, et il n’y avait guère que l’aîné qui parvenait à rassembler les troupes. Avant, Kelly faisait des efforts, parce qu’il sentait qu’il le fallait. Maintenant, il ne se privait clairement pas de montrer son impatience à filer voir ailleurs.
Une main dans une poche, l’autre tenant sa cigarette, il s’était adossé à un mur. Il regardait un peu partout autour de lui, étonné d’être le premier sur les lieux. Une première, pour lui. Une première qu’il ferait d’ailleurs tout pour ne pas renouveler à l’avenir. Inutile de passer plus de temps ici que nécessaire. Kelly, il avait jamais refoutu les pieds dans cette rue depuis la mort du frangin. Le mur contre lequel il s’était adossé, c’était celui de la petite bicoque du frère aîné. Les volets clos, comme en sommeil, la maison attendait qu’on vienne la sortir de sa torpeur. C’était pour aujourd’hui. Lui, son frère, sa soeur, sa nièce. Toute la clique, venue faire le tri dans les affaires. Ce qu’on gardait, ce qu’on donnait, ce qu’on jetait. Une page allait se tourner, dès ce soir. Dans un coin de sa tête, Kelly n’était pas prêt pour ça. Il avait du mal à se faire à l’idée que le frangin n’était plus là. Bien sûr, il n’allait rien en dire. Il voulait pas prendre le risque de blesser Naia. Il voulait pas sentir le regard de Wesley se poser sur lui, désapprobateur. Entendre les critiques de Paisley. Les beaux parleurs, c’était eux. Ceux qui savaient s'exprimer autrement qu'au second degré, qui savaient dire autre chose que des banalités. Lui, il était juste bon à détendre l’atmosphère avec quelques blagues stupides que personne n’aurait envie d’entendre ce jour-là.
Sa clope s’était consumée vitesse grand V. Occupé par ses pensées, il l’avait laissé lui filer entre les doigts. Un oeil à son portable, et il vit que cette fois, c’était l’heure. Les autres allaient rappliquer. A cette pensée, une boule vint se placer quelque part dans le fond de son estomac. Il pouvait sentir la nervosité le gagner. Il aimait pas ça, Kelly, les contraintes et les complications. Mais ce coup ci, il pouvait pas se dérober. Il s’alluma une seconde clope, pour calmer les nerfs. Au coin de la rue, ça s’agitait. Kelly allait pas tarder à avoir de la compagnie.

C’est ce jour-ci qu’ils devaient déménager les affaires de l’aîné. Ou plutôt faire du tri dans effets de leur frère bien-aimé. Défunt frère, grand frère décédé, feu brother… Cela faisait environ six mois maintenant qu’il s’en était allé, fauché en pleine jeunesse, en pleine vie, au plein milieu de sa vie active, laissant derrière lui une fille qu’il avait probablement eu beaucoup trop tôt. Il était devenu père si jeune c’est vrai… Et en même temps est-ce qu’il n’avait pas toujours été père ? Père à la place du père, le leur, celui qui finissait les soirées dans les bars, qui écumait les pubs jusqu’à leurs fermetures, que l’on retrouvait au petit matin avachi sur son fauteuil, le visage bouffi des coups qu’il avait donné la veille comme s’il était un petit boxeur de rue. Il avait déjà pris la place du père avant l’heure, pour s’occuper des autres, ses deux frères et sa petite sœur. Pas leur mère non, elle elle pouvait bien se démerder toute seule, celle qui ne levait pas un petit doigt quand elle voyait son mari complètement défoncé. Dieu vient toujours chercher les meilleurs en premier, dit-on. Encore une vieille rengaine de petits vieux, et pourtant elle est foutrement vrai cette fois-ci. Paisley aurait voulu demander pardon, remercier, lui dire combien elle n’était rien sans lui, tout ce qu’il avait fait pour elle, lui dire à quel point il comptait pour elle. Elle était sûre qu’il ne le savait pas, elle ne savait pas, elle ne savait plus maintenant si elle lui avait dit un jour. Elle doutait maintenant de savoir s’il elle l’avait déjà véritablement remercié. Elle n’avait pas oublié le rendez-vous, comment aurait-elle pu. Et pourtant elle était en retard. A bien y regarder elle était toujours en retard, peu importe où elle allait, ni qui elle voyait. Elle avait toujours beaucoup trop peur de devoir attendre l’autre et de s’ennuyer. Alors c’était l’inverse qui se produisait. Elle se confondait toujours en excuses, mais au fond elle-même savait très bien qu’elle n’en avait rien à faire. Dès fois elle voulait que les choses changent, lorsqu’elle avait un rendez-vous important, un premier rencard, pour faire une bonne première impression… ou comme ici. Elle aurait voulu, elle aurait pu, presque, elle aurait presque pu. Mais son naturel la rattrapait toujours au galop, et elle était déjà en retard. Faut dire, elle n’avait pas spécialement envie d’y aller. Retourner dans la maison de son frère, la voir aussi vivante qu’il l’avait laissé la dernière fois qu’il avait fermé la porte la clé… Cela allait être un véritable crève-cœur. Il faudrait prendre des cartons, emballer des affaires, empaqueter des choses, vider les placards, virer tout ce qui trônait sur les étagères… C’était le point de non-retour. Non, le point de non-retour c’était la mise en bière, et même avant la fermeture du cercueil. Mais c’était encore une nouvelle étape, une nouvelle épreuve de non-retour, une de trop. Elle arriva et réalisa un peu honteuse, mais honnêtement cette fois-ci, que Kelly et Naia l’attendaient déjà. Elle était presque la dernière, c’était presque gênant. Heureusement il y aurait encore Wesley pour porter le chapeau. « Vous êtes déjà là. » Elle eu un instant envie de les prendre dans leur bras, ou peut-être de se caler elle dans les leurs, mais elle n’osa pas, la gêne commençait déjà. Elle s’approcha de Paisley, si proche, et décocha d’un coup sec la clope qu’il avait pincé entre ses lèvres. « Pas devant la petite. » Par contre pour ça la gêne n’existait pas. La petite qui ne l’était pas tant que ça, qui fumait probablement déjà, surtout maintenant, mais ça Paisley ne voulait pas le savoir.

Six mois. Ça fait déjà six longs mois que Wesley avait perdu son frère dans un stupide accident. Ou plutôt que la fratrie Oswalds avait perdu leur béquille, la seule personne ayant osé tenir tête à leur père durant leur enfance. Mais, qu'est-ce que six mois dans une vie finalement ? C'est le temps d'organiser de nouveaux projets, de changer de vie radicalement, de se poser tout en tas de questions qui resteront pour la plupart sans réponses. Pourtant durant ce lapes de temps Wesley n'avait rien changé, il était resté fidèle à lui-même essayant d'arrondir les angles avec son frère et sa soeur. Sans succès, le même froid glacial s'emparait de l'atmosphère à chacune de leurs rencontres. Même à l'heure des adieux. Six mois parait être une éternité, mais pour Wesley c'est comme s'il ne s'était écoulé que quelques jours. A peine. Ce jour ici, une page se tournait définitivement. Les Oswalds, ils se réunissaient dans l'idée de désencombrer les affaires de leur frère et de son épouse. Faire le tri dans des vieux souvenirs qui ne leur appartenait pas, dans cette maison où il avait maintes et maintes fois franchi le pas de la porte. Wesley, ça lui faisait un pincement au coeur, tout ça devenait de plus en plus concret. On repousse l'heure fatidique en ce disant que tout ça ne doit être qu'un mauvais. Et puis la réalité nous rattrape. Mais peut-être que ça les aideraient à avancer. Sûrement. En vérité, c'était surtout pour Naia qu'il acceptait d'y revenir sans baisser la tête. La douce Naia dont il était aujourd'hui tuteur, un rôle qu'il n'avait jamais imaginé tenir. Avant de quitter son appartement, il passa rapidement devant la chambre de sa nièce espérant, peut-être, la trouver dans la pièce. La porte était ouverte, mais pas une âme à l'intérieur. Le lit est encore défait, il présume qu'elle est déjà partie. Ou bien qu'elle n'a pas dormit ici cette nuit, comme cela lui arrivait souvent d'ailleurs. Il soupira avant de fermer la porte et de partir à son tour. De toute manière il allait probablement la retrouver dans peu de temps, même s'il avait espéré se rendre sur les lieux avec elle. Kelly, Paisley, Naia... Il arriva, les mains dans les poches, réalisant qu'il était en retard. Pour ne rien changer. De loin on aurait pu croire à une joyeuse réunion de famille, mais ça ne l'a jamais été. Il arrive, Paisley fait la morale leur petit-frère. Il n'y prête pas beaucoup d'attention, parce qu'il en a l'habitude maintenant, même si la scène l'exaspère. Salut. Désolé, j'ai pas vu l'heure passée. Pas besoin de grande cérémonie, ni même d'une excuse dont il a le secret, pour le moment il n'en a rien à faire. Wesley, il veut juste que cette journée se termine rapidement parce qu'il sait que cela doit être difficile pour tout le monde de se retrouver ici. On devrait commencer ? Avant de prendre racine... Il haussa les épaules, lui qui espérait réunir sa famille... Et il aura fallu un drame pour les voir, comme ça, réuni dans le malheur. La vie est cruellement ironique, pensa t-il un pincement au coeur.